Une dame m’a écrit pour me demander de partager avec vous une lettre qu’elle a écrit à sa grand-mère:
« Mémé,
Cela fait maintenant quelques années que tu oublies. Les mots s’envolent, les phrases s’effacent, les prénoms se mélangent, le temps a disparu, les lieux se ressemblent ou te deviennent étrangers.
De ton oubli que tu mesurais il y encore quelque temps et que tu évoquais pudiquement à demi-mots, il ne reste pas grand-chose.
Tu ne t’es jamais plainte, tu as courageusement affronté ta vie, et depuis bien longtemps je suis fière d’être ta petite-fille. Tu es devenue veuve aux prémices de ta retraite, tu as suivi les cours inter-âge de l’université où tu entretenais ton Italien, apprenais l’Allemand et faisais de la peinture. Tu as pris soin de toi, de tes enfants et des autres. Et petit à petit tu as passé la main et ceux dont tu t’occupais, sont ceux qui se sont mis à s’occuper de toi.
J’aime entrer dans ton appartement et sentir son odeur et mes souvenirs. J’aime sortir les jouets du coffre de la chambre du fond que j’aimais tant et voir mes enfants jouer avec.
Il y a un mois, dans cet appartement, autour de ta table et d’une tisane, ton arrière petite-fille, toi et moi prenions ensemble un de ces fous rires qui nous font nous sentir vivant et heureux. Mémé tu as beaucoup oublié mais tu n’as jamais oublié de rire, tu manies toujours avec brio le sens de l’autodérision et celui de la répartie.
Mémé, tu es drôle, tu es facile à vivre, tu te plains très peu et tu n’oublie jamais de sourire et de dire merci. Merci à tes enfants, à tes petits-enfants. Merci à la vie.
L’autre jour tu es tombée. Tu as été hospitalisée et testée positive au coronavirus, ce nouveau variant anglais.
Les deux premiers jours de ton hospitalisation, tu as pu recevoir une visite puis ton état physique ne se dégradant pas, tu as connu l’isolement. Dix-sept jours sans visite, sans téléphone, sans visage familier, sans voix apaisante, avec du blanc, du blanc partout, des masques, des blouses. J’imagine ces dix-sept jours comme une traversée dans un brouillard épais et sourd, un froid engourdissant et angoissant tentant d’avaler tout ce qui se trouve sur son passage.
Les soignants ont téléphoné chaque jour pour donner de tes nouvelles et je sais qu’ils ont fait leur possible pour toi.
Mais que reste-t-il quand on a presque tout oublié ?
Pour Winnicott, « un bébé sans personne ça n’existe pas ».
Une personne atteinte de démence peut-elle continuer à exister coupée de ceux qu’elle aime ? Coupée de son environnement, des voix et odeurs familières ? Coupée de toute proximité physique et affective? Coupée de ce langage non verbal rassurant, qui s’est lentement substitué aux mots et pensées évanescentes ?
Aujourd’hui, nous te retrouvons et si le coronavirus ne t’as pas tué, l’isolement, lui, a manqué sa cible de peu.
Je suis entrée dans ta chambre dimanche et j’ai vu ton regard vide, ailleurs, tes yeux mi-clos et ton visage inexpressif. Tu as mis un certain temps à sortir de cette torpeur dans laquelle tu te laissais glisser, et me reconnaître.
C’est à ce moment-là que tu m’as communiqué ce vide, cet abandon, cette tristesse. C’était abyssal, les mots me manquent autant que toi pour décrire ce moment. C’était un moment sans parole, où les émotions dépassent de très loin notre pensée. Et me voilà, te berçant dans mes bras comme un bébé pour t’apaiser et m’apaiser, pour te cacher mon trouble et mes larmes. Des larmes de joie de te revoir et des larmes de tristesse d’effleurer en pensée ce que tu viens de traverser.
Et je repense qu’il y a trente ans c’est toi qui me berçais sur ton balcon, un soir, devant les étoiles parce que j’avais peur du noir.
Mémé, j’entrevois maintenant ce que tu ne diras pas mais que tu as ressenti durant ces dix-sept jours.
Tu as manqué de sentir l’amour et la présence de tes proches. De discuter de tout et de rien. Tu m’as dit dimanche : « on est bien à discuter toutes les deux ». Moi aussi, Mémé j’aime discuter avec toi.
Tu racontes tellement bien ton enfance pendant la guerre, cette période qui a marqué ta vie et t’as donné la force de relativiser. Tu évoques avec tolérance et humilité tout ce qui touche à la maternité et dimanche, je t’ai demandé pourquoi tu avais préféré être enseignante auprès des enfants handicapés et tu m’as répondu que c’était à eux que tu avais le sentiment d’apporter le plus de bonheur.
A moi, à nous, à présent, de nous demander comment accompagner dignement les personnes atteintes de démences, en cette période de crise sanitaire inédite. Comment concilier des soins hospitaliers sans rompre totalement avec un lien affectif primordial ?
Laissons-nous un bébé séparé de ses parents pendant plusieurs jours ?
Peut-on humainement abandonner une personne atteinte de démence, la couper totalement de son environnement affectif car elle est atteinte du coronavirus ?
Le coronavirus tue mais le sentiment d’abandon aussi. Il n’existe pas, à ma connaissance, de charte du patient atteint de démence hospitalisé. La situation actuelle, la dignité de ceux qui nous ont élevés et aimés doit nous amener à y réfléchir.
Adeline Facy »